~ Lettre à un vieux poète (inédit)
collage jlmi 2013
cette lettre est un brouillon initial et inédit
Tant de beautés n’ont rien pu, sauf de rester là, impuissantes, comme on veille un enfant perdu dans un rêve mauvais ou qu’on chante debout devant les portes closes d’une ville.
Alors chante l’univers, porteur d’étoiles comme autant d’îles sur l’océan sans rivage de l’espace sombre, le nuage parfumé et piquant sur la peau de l’agrume rose de chaque aurore, et l’homme, dans l’épopée de son espèce, dont la voix, jusqu’ci est restée sans réponse, sans échos, même contre le mur admirable de la matière et les temps désertiques de l’âme.
Le dira-t-on un jour le chant impossible ?, et qui ? parmi les enfants de nos faillites, pour le reprendre, même sans espérance ni consolation, mais seulement l’esprit de liberté, ou faudra-t-il attendre d’être morts, nous aussi, pour l’écouter enfin dans la célébration du vivant. Ce chant de tous, ce chant de tout ce que l’on tait, et au-delà de quoi personne n’a pu aller, le dira-t-on, même si l’on sait qu’on n’arrivera pas au bout, mais que le bout déjà est d’être dit ?
La chemise mouillée de la mort colle à la peau, à la poitrine et aux épaules ; elle pèse et fait mal ; et je tremble, et je pleure , et j’ai peur, comme un chien qu’on appelle pour le battre, un cheval qui sent où le sang a coulé dans les rigoles et la poussière quand il pleut et qu’elle ne peut pas danser dans l’air ; comme un ver se tortille sur un désert de pierres, il est dur et difficile d’ôter les hautes bottes des ténèbres, et long de déplacer l’étroite bande molletière des pensées, pour marcher, pieds nus et libre, dans les premières vagues océaniques et stimulantes d e l’âme, et partager l’épisode venteux venu de loin habiter dans les arbres, où font escale la lune, le soleil et beaucoup d’oiseaux migrateurs.
Alors chante le monde, donneur d’images et de sons aux neurones dans la profonde nuit crânienne ; aux pixels comme aux ondes dans les royaumes fantomatiques des écrans et des antennes ; mensonges non voulus par la mémoire qui flânent, fanent et s’effacent parmi les songes sans couleurs, et qu’on brûle, avec les fanes du crépuscule, à chaque automne précipité de la lumière en bordure des jardins où sont posés les ? éparpillés de la musique des astres. Les portes closes de la ville sont tes paupières et ta pensée ; le mauvais rêve, celui de tes peurs et de l’angoisse qui te poursuit d’ignorer tout des chemins de ta venue et tout de ton exode d’exilé sans retour ; car s’il y a des chemins, ils se sont perdus ; et s’il n’y en a pas, comment et où aller, pour quoi faire si ce n’est de suivre ce monde où jamais rien ne reste immobile ni à soi. Chercher un sens est affaire de jeunes. Les vieux savent qu’il n’y en a pas, à part de cultiver le goût de la louange de ce qu’il y a et que le vide ne nous a pas encore pris.
Chante la ville sans nom, qui désormais coiffe la terre de béton, de fer et de verre, et dont au pied des tours on ne voit plus le cercle d’horizon, ni au sommet le dôme à l’orbe sans obstacles d’un ciel inhabité, ou la nuit la voûte constellée sous un voile de lumières électriques et de mauvaises haleines ; chante la ville où sont parqués les peuples, et chante l’espace interdit où, comme le fut aux poissons la sortie des eaux amères, les matières de l’âme prendront possession des territoires sauvages et inconnus du beau, et feront cause commune avec le songe dont ils furent chassés par l’appât du factice, le mâle et la femelle de l’ordinaire mal.
Chante, bien que le poème ne puisse pas grand-chose contre la férocité, la haine naturelles, l’indifférence de l’innombrable, la lâcheté des dieux et des hommes, quand on massacre et laisse mourir des enfants ; à peine l’art et le poème peuvent-ils se montrer où personne ne les attend, où ne demeure plus rien d’autre et où, sans doute, leur rencontre s’avère le dernier sursaut, l’ultime sursis, lorsque la simple jouissance du mystère n’a plus sa place parmi les solitudes fraternelles ; et je regarde avec horreur le travail de la fourmi, des termites et du ver dont la voracité ne laisse que des os, dont se repaît aussitôt la tombe creuse des écrits qu’habillait de bois rares, de velours, de glands tissés, de dentelles et d’armes brodées le catafalque de nos corps. La bergerie laineuse des caresses, sa transhumance dans le bruit des sabots sur la route pierreuse, la manade encocardée des désirs en chemin vers l’arène, le troupeau des pensées à la libre crinière, les mufles humides du songe ruminant et le sexe encorné du plus noir des taureaux, même la meute de loups aux dents de lune n’y feront rien. Nous marchons sur des morts oubliés, nous broutons l’herbe jaunie des aïeux, la repousse, sous nos pieds, de l’herbe tendre vient de nos pères et mères qui déjà jettent aux vents nos semences saisonnières. Nul besoin de rappeler que le moteur et l’énergie sont nos bâtons de pèlerins, les moulins à vent, des moulins à lumière et la besace des galaxies, le chapelet décrypté du génome. Aussi, du lymphe salé de la mer qui encorsette encore nos muscles, du placenta et du plancton laissés loin derrière la houle du ventre et du phlegme brumeux de l’aube, fille de la nuit aux aréoles géantes et du matin à la verge abondante d’étalon, je te salue, poème !
Chante, et les pierres chanteront, qui n’avaient pas de voix, avant qu’on ne les retrouve dans l’espace, dans les poches trouées du temps, l’os à moelle d’une lumière sucée par l’avide obscurité, et que tu m’offres, mon amour, les ponces douces et dures de tes seins sous la fine gerbe brûlante des pouzzolanes de ton regard ; chante, tandis que du fond des abysses et des fosses marines écrasées de silence, la montagne, comme Sisyphe, roule et pousse ses grondements et ses granits jusqu’aux trépieds d’azur d’où la panthère noire de nos nuits bondit, et qui sait, dans les cerceaux cosmiques où plongent l’univers et la terre avec lui , s’il existe de l’autre côté un tabouret de cirque pour rugir contre la mort.
Chante, et ne crois pas d’aujourd’hui ni retiré du temps ce que tu chantes seul, malgré les changements de pied et d’appuis pour danser, les gestes et les sauts, les sons inouïs et les paroles : c’est toujours l’ancienne bouche d’où les dents vont tomber ; la vielle grimace que le botox ne peut grimer ; des micros, comme au temps des cavernes qui s’éteignent avec les torches et les lampes ; des écrans qui s’éloignent dans le vide et des écrits dont les ratures prendront le dessus ; chantez et ne pense pas attendre ou entendre ce que des siècles ont préparé pour te surprendre d’une toison soudaine entre les cuisses ou du crâne chauve des courtisans qui ont déçu ou trahi ; et, qui sait, ce que des vies entières ont retendu de souffles autour de toi, comme le vent qui tourne autour d’un mât debout où les bannières du mot restaient roulées. Ainsi sur la piste déserte d’un cabaret à la mode dansent les fantômes de ceux qui ont usé les parquets avant que la fête soit finie.
Chante, alors même que la guerre écrase les mots, et les mêle à la poussière informe des guérets, des garrigues sèches et aux gravats des vignes où se dressaient de pauvres cabanons et des abris de chevriers aux pipeaux inspirés, comme une laie furieuse saccage, en chargeant pour sauver ses petits, les baies, les mûres en bordure du chemin, la mauve myrtille dans les pentes et le sanglant sureau ; il n’est de dieu qui ne doive survivre à la mort d’un nouveau-né ni aux souffrances sans issue d’un enfant ; seuls des chants soutirés à l’insondable ténèbre
De l’âme peuvent leur rendre cette justice : que cela au moins soit fait et la libation secrète de nos salives ! Non pour avoir les mains libres et propices aux passions, mais bien la gorge comme des tours de guet, où des feux, entre les îles et les villes, signalent le danger à ceux qui craignent l’encerclement par les barbares, les drones du verbe et le pillage de la pensée.
Chante, fais chanter les mots ; ce qu’ils ne peuvent la musique s’en charge, et les mathématiques en conservent les secrets ; qu’ils étalent sur les trottoirs leurs marchandises de camelots, de chineurs et de bonimenteurs ; le vide- grenier à deus sous de la brocante des souvenirs ; le sourire de la servante du café ; le prénom qu’on sait de toi sans aller voir plus loin ; les poèmes comme on va au marché choisir l’accent des fruits et l’œil rebondi des poissons ; les assis à hauteur de tes genoux et qui mendient et couchent sur les grilles du métro; chante, fais chanter les mots : la rengaine, le rock, l’opéra, la berceuse ou Brassens ; qu’ils remontent, en tirant des bords les vents debout de l’hymne guerrier et des orgues tribales de l’écume furieuse, dans l’élégante économie des manœuvres précises contre le quai où lancer à d’autres l’amarre, le cordage bien tréfilé par la voix entre les chanvres rugueux et le fer ou l’acier solides. Chante, fais chanter les mots; prends exemple sur l’herbe qui, même au désert, jamais ne renonce et reviens à la plus mince goutte, à la plus pauvre pluie.
Nuit épouvantable où tout est trop calme, où les astres ne semblent plus bouger et la lune n’âtre qu’un tas de cendres grises, après un feu de camp que tout le monde a quitté, pour prendre la route incertaine des ténèbres sur des bateaux de pierre ou les hautes pirogues au pied des pas-de-tir ; au moins le fleuve dit où il va, les montagnes les plus hautes toujours accroupies devant le vide, le rien et la marée noire de l’univers , même les montagnes désignent qui nous sommes : ce peuple, porteur sous le dais d’une procession d’étoiles et de planètes des seules ruines de l’unique voix ; alors, chante la mer aux seins de femme, de fille et de mère, selon que se reposent sur elle les vents aux longs cheveux, le front lourd des orages ou le crâne chauve du soleil ; mer à la nuque creuse quand se penche sur elle la lune au dos, aux omoplates , aux fesses fermes sous la caresse lisse des comètes ; ô mer je te chante, empruntant la voix des marins perdus dans le sel de ta salive et celle des baleines qui s’accouplent d’un océan à l’autre, comme s’appellent d’un versant à l’autre des vallées, les bergers d’u ciel sans mesures.
Chante ! Ici se construit quelque chose en dehors et juste à côté de la brutalité et de l’horreur, contre quoi celles-ci ne peuvent rien et auront cessé d’exister quand cela nous parlera encore, même à mi-voix, même en secret, même en silence et bâillonné ; chante, avant que disparaisse, dans la mort, la nouvelle beauté du monde, dont tu n’es que le porte-voix de marine devant la tempête ; le socle sans statue, le pied fragile sous le verre qu’on soulève ; la goutte du stalactite sur les calcaires d’en bas dans les grottes sonores de l’âme ; le château de sable qu’enfant tu bâtissais devant le front alterné des marées du visible et de l’invisible, du fini et de l’infini, et, qui sait, mais qu’importe, si tu n’es que ce reste de chair entre deux dents de la mâchoire crocodile du cosmos, ce chicot dans la bouche du temps , ou mieux, et pourquoi pas, le signe anonyme gravé dans l’ivoire d’une des licornes de la lumière ; chante l’ordinaire et le banal, qui ne le sont jamais autant que tu le crois, sous le manteau poisseux et les vêtements rapiécés dans lesquels tu mendies des miracles ; chante car ce qui meurt est moins terrible que ce qui n’est pas et ne sera jamais ; chante, toi, le poussevoix, le lissebeau, le richazur, le verbavif, l’hornmelaude, ce languedire, ce pleinécrit et pur éclat du libre éclair.
Chante les œufs d’oiseaux migrateurs, à tant et tant de kilomètres loin des côtes, et puis au nid par l’intrépide nageur des rites sur le rocher légendaire, séparé de l’île des hommes par un bras de mer vertigineux, sous le regard des gardiens de pierre qui surveillent le ciel, le chapeau sous la tête comme prêts à partir ; chante les pâtres, bergers devenus vigiles de parkings en sous-sol ; les bergères, les ménades en caissières de supermarchés ; Orphée en conducteur de bus dans la banlieue et le Styx automobile des boulevards ; Eurydice aux pieds nus comme la lune marchant dans le reflet vitré des tours sans balcons ; chante ta vie sur un ticket de métro, et l’art pour une douche par semaine à la piscine municipale, les millionnaires du loto de l’amour le samedi soir, la nuit des lémures du malheur, et surtout l’herbe, qui pousse et porte sur ses épaules courbes, tout le ciel, empierré comme un chemin de montagne, et le poids du soleil dans l’essaim enfiévré de la lumière ; la mort joue sur un violon sans cordes ; la bombe atomique et les centrales ont tué tous les chats ; y aura-t-il encore assez de violons ( comme nuée de colombes) ou faudra-t-il partir sur des bruits de casseroles, des concerts de boîtes à conserve vides, et des fanfares de klaxons, de supporters après les matchs et de slogans qui ont fait fuir quelque chose dans l’homme de l’ordre de cet oiseau qui prit son essor dans l’azur et qu’on ne verra plus ?
Chante « soldiers never die, never die ; they just fade away » ; chante « die Moorsoldaten”; chante l’hymne et la louange et même la rose sans pétales et l’ombre sans limites, car la voix ne vieillit pas, c’est un cheval qu’on monte à cru comme un mot sur la conscience ; chante pour la chambre d’écho de la morgue et des salles d’hôpitaux où dorment des malades sans sommeil, les enfants du sida et des femmes enceintes qui n’en veulent pas ; chante comme on frappe sur les murs d’une cellule à l’autre ; chante avec le canari en cage qui s’égosille aveugle contre les haut-parleurs, les baffes sauvages, les gigantesques juke-box hallucinés du son et la lumière artificielle des projecteurs comme du sperme en couleur jeté dans une nuit sans étoiles ; chante, et qu’on entende ou non ta colère dans les feuilles, ta joie dans les fleurs, et ta mémoire dans les pierres, le monde restera libre et sa beauté possible ; chante, car si les anges pourrissants de la parole ont perdu leurs ailes, l’air qu’ils remuaient reste la seule chose qu’on puisse respirer dans les hauteurs du souffle où s’épuisent nos lombes et nos poumons ; chante comme la nuit est la paupière du jour, la mer la poitrine que soulève l’abîme, comme ta voix est la peau de ton âme ; et c’est pourquoi ton chant peut reposer dans l’ombre comme un pas sur le sable, l’élégante méduse dans l’océan ou l’hirondelle qui s’empale sur l’azur ; chante comme une femme qui passe entraînant le désir derrière elle, l’amour qui parle aux chats sauvages du plaisir, les chiens errants de la mélancolie qui traversent la rue comme tu regardes l’horizon, les mainates de la souffrance à qui apprendre les mots, et les moustiques que l’approche des orages rend fous ; chante comme on dénoue le nœud de la naissance, l’écheveau des fumées dans les souffles d’en haut, la pelote de laine des crépuscules, et la longue chevelure des lumières ; chante car le scarabée sacré de la mort avance et pousse devant lui sa boule d’excréments noirs ; chante et laisse dans l’espace désertique la forêt dense ou la plaine onduleuse, l’herbe rare, le cèdre et le hêtre, le chêne et l’if funèbre, la folle avoine, la savane et les blés bien peignés du chant, s’appuyer sur l’épaule et les reins de la terre, depuis sa colonne de laves jusqu’aux omoplates et la nuque rocheuse, pour monter et , debout, soulever le ciel d’une sève têtue autant qu’un lait qui bout et déborde ; laisse l’oiseau qui plane ou bat d’une aile rythmée porter plus loin l’image ; ne t’occupe de rien, pas plus que la fontaine du village qui bavarde son bruit comme on parle à un dieu ou qu’an soleil du matin on peut suivre la piste et le signe argenté de la voie lactée de la bave de l’escargot vers un but inconnu ; chante tant que la benne du temps n’emporte pas ta mémoire afin de la jeter avec les astres finissants, dans un grand basculement de lumières et de poussières, sur les terrains abandonnés de l’oubli ; chante ce qui agite au plus profond de ton puits sombre des seaux de fer et des outres de peau.
Chante, les morts n’ont besoin de rien, mais peut-être as-tu encore besoin des morts pour vivre, et les enfants, quand ils n’auront plus rien d’autre, comme toi, peut-être auront-ils besoin du chant ; vivre sur le papier glacé des revues de mode est une solitude insupportable, et dans les murs tagués des caves et des cages d’escalier de la drogue, une destruction ; chante devant les cours vides du néant, où certains écoutent penchés à leur fenêtre, ou derrière les rideaux du visible, et jettent un peu de monnaie, heureux de t’entendre et de te voir repasser ; occupe la place laissée libre pour la musique, les parfums, l’œil qui regarde en-dedans les fils de la Vierge de ton âme et des neurones, celui qui regarde dehors la couronne de fleurs des époux, posée au-dessus de la tête des fiancés du jour et de la nuit, et surtout garde dans l’arrière-bouche, juste avant la dissolution des durées dans le corps, le goût intact de l’instant unique ; déjà tous les insectes du monde pondent et se préparent à achever nos os ; chante, tous les poètes sont vieux , tous les poètes sont jeunes, mais tous les poètes ne sont pas toujours tout le temps des poètes.
Chante. Tout chante, murmure, fait silence et recommence ; l’arbre selon les saisons ; l’eau selon ses états, les tuiles, la lauze et les tôles du toit selon les tangos retournés, les talons flamencos, ou le piétinement des troupeaux de la pluie, le vent selon sa course, et le feu selon les robes qu’il attrape de l’air ou du cœur ; chante comme on lit sur les lèvres du carrare muet des matines, ou les plis compliqués des entrailles sacrificielles des crépuscules ; chante pour l’émotion des lignes, la balan ce oblique, les pesons du volume, le frisson inédit de la forme, et le chœur qui s’avance vers l’avant de la scène des couleurs qui déclament et annoncent les destins ; chante et fais danser les marionnettes à gaine de l’ombre et du mystère et celles qui mêlent et démêlent les fils amoureux de la passion ; chanter, c’est simplement l’unisson à prendre, non de la troupe bêlant sous les grandes orgues de la mort, mais, en soliste d’un orchestre de chambre, où chacun joue sa partition, avec l’archet de l’horizon sur les cordes magiques d’un instrument d’emprunt.
Chante, et que ta voix marque et garde entre deux marées du silence, la trace aux orteils bien enfoncés dans le sable des astres en bordure de l’océan sous vide ; chante, et qu’on t’entende, gigote et agite tes bras d’enfant abandonné, déjà la sœur tourière aux cornettes empesées de lumière s’approche, s’a pprête à tourner le cylindre des horizons et, passée la clôture secrète des matrices nocturnes, on devine le chœur psalmodié des offices du jour ; chante, et qu’après les galops de l’orgasme et le hennissement commun des corps, des tourterelles se posent et roucoulent et boivent la sueur des salières du cou et dans le creux de vos reins ; que des poulpes soyeux vous envoient l’encre d’un profond sommeil tandis que s’écroulent, des traites, les vagues mourantes du frisson et la houle onduleuse des voluptés ; chante l’amour car quoi d’autre avant le bâillon du dernier souffle ?
Chante ! les chiens en laisse, la meute en chasse des instincts cruels te poursuivent jusqu’aux ressuis, aux soues, aux terriers profonds, jusqu’aux clairières et aux lisières où ton âme se découvre ; les rabatteurs de l’os ont pénétré sous la peau ; les tiques du pouvoir s’incrustent ; la gangrène des cris de guerre et de la haine ont pourri le péan fraternel qu’il a fallu amputer du souffle épique vers l’univers, le domestique et l’intime, le comble absolu du poème n’a plus de lyre et fait sonner des trompettes creuses comme on agrafe d’une épingle à nourrice la manche vide d’un invalide ; mais chante comme le crapaud inoffensif croasse près de la mare, la corneille sur les champs en hiver ; chante ! musique et mathématiques ont de l’humour, patientent et posent les questions comme on parle aux enfants pleins de confiance ; méfie-toi des mots dont les oies font un bruit de bataille puis se laissent gaver les ailes en croix et la gorge muette ; alors chante, et passe comme la fourmi sur la nappe du dimanche où le couvert n’est pas encore mis.
Chante ! Rassemble les années-lumière dans l’œil gyroscopique des satellites, puis dans la paume des miroirs, et les bans d’écrevisses des chiffres sur tes écrans, toi qui comptais les têtes de ton bétail, les lunes et le tour des rouets tranquilles des constellations à suivre, pour vendre et obtenir un bon prix ; pose ton stéthoscope sur la poitrine d’athlète du ciel, et prends le pouls des atomes au poignet de la matière ; retourne aux images comme ces clochers de village qui sonnent l’heure deux fois ; feuillette l’herbier de la mémoire où figurent, calligraphiés à l’encre de Chine de l’enfance, les branches, les fleurs et les visages oubliés, toi, qui, depuis l’ocre et le calame, cherches des pages neuves sur le secret des trèfles à quatre feuilles et les beauté insaisissables que tu poursuis ; chante comme ces regards qui t’aiment, malgré les mondes indifférents, et la nature distraite qui enfante les saisons et les hommes ; chante car rien ne dure, pas même l’écho qui s’en va, s’éloigne et se perd dans l’orage en montagne et l’écume sur la mer.
Chante ! Que ta voix, aussi mince soit-elle, soutienne l’échelle de soie, fragile mais sûre, dans la lutte inégale des femmes contre la pesanteur du père et l’ange emplumé de sa parole ; qu’elle soit l’épaule où se blottissent et plongent, aussi maigre soit-elle, l’enfant qu’on bat, l’âme rebelle et l’amour hypocondre ; trop de vieilles angoisses, trop de douleurs anciennes boitillent sur le pavé des jours, avec un bruit de canne qui rappelle l’incontinence monotone des horloges à pendule ! Que tes mots, sans élégances de vitrine, soient vêtues de tissus ouvriers à la coupe efficace et droite ; qui dira mieux la beauté des fesses sous un jean et les bras nus d’une promesse ; chante, tu n’as pas le choix : l’arbre de vie fleurit sans cesse nouveau, et la récolte revient aux oiseaux qui chantent ; la mort, aux gencives édentées, ne connaîtra jamais que le goût des fruits blets.
Chante, même dans un murmure, un hoquet, un cri ; glatit, couine, aigle ou musaraigne, et muet, graille, rugit, bourdonne ton poème ; qu’importe : trop d’impuissance étouffe ta colère ; trop d’enfants gazés, trop de morts à terre, alignés comme à l’école ; trop de corps sans tombe sous les décombres ; trop de peuples sous la tente et les routes sans villages, trop de viols, de violence et de drogues ; comment le supporter, comment vivre, si les mots ne sont que cela, sans la voix ni l’écho, même lointain, qui disent que nous sommes autre chose ; qu’il existe une beauté que nous n’avons pas atteinte, mais un sentier qui nous rapproche, une forêt brûlée qui repousse, une pluie pour chaque feuille qui vient, un souffle où les oiseaux retournent pour voler libres et dessiner des figures innocentes et chanter ; on se sent un peu bête quand l’océan ou le ciel nous parlent, mais si tu chantes à l’intérieur de toi, tu sauras que c’est l’unique réponse, et l’espace inconnu qui t’ahite prendra toute sa place.
Chante la pierre qui se repose du long voyage dans l’espace ; l’arbre qui ose s’habiller de lumière et torée avec les nuages ; le ricanement des hyènes à l’heure rose où tous vont boire, la nuque baissée sous le couperet des crépuscules et de la lune ; chante les solitaires, dont les chiens dorment le nez posé entre les pattes ou le poil tiède, comme des marque-pages ; chante les chats dont la pupille étroite te surveille, comme le fond en amande d’une aube verte sur le tableau à la craie noire de tes ténèbres ; chante la ville, où la paix ne descend que derrière les portes ; chante les fanfares lumineuses des néons, la crécelle piteuse au-dessus des mains creuses du mendiant, l’océan de paroles qui clapote dans les coquilles contre l’oreille, et l’image sur l’os de seiche des écrans ; on tricote le temps, une maille à l’endroit, une maille à l’envers ; Pénélope a passé sa navette à Einstein, et le radeau de La Méduse emporte les certitudes ; le Titanic coule dans nos miroirs, mais chante, chante et tire la bobinette des trous noirs et la chevillette de la matière sombre tombera, dit le loup d e l’énergie aux longues dents ; chante car l’odeur du café n’attend pas.
Chante la main où repose l’outil, l’outil qui ose la forme inédite et le passage fabuleux des semences d’Apollon dans la matrice d’Aphrodite ; chante la paume sur la pâte et la pâte qui lévite sous les levures ; chante la terre et le tour, la glaise et le pouce, les glaçures, le raku crépusculaire et la cendre sous le four de l’espace ; chante l’air qui te respire et le vide qui l’entoure ; la chair qui se retire dans l’ombre épaisse du plaisir, et l’âme qui surprend l’harmonie des contraire ; chante l’eau dont tu tiens le regard sous tes paupières, et les nageoires de ton esprit ; chante au pied du Mont Fuji les fonds sans lumière où nagent encore les monstres aveugles de la mémoire ; et pourquoi pas l’œil de la mouche et les lézards de l’intuition ; chante, puis fais silence et salue car, même désertes, il y avait une scène, une salle, et les masques aux balcons qui t’écoutent sans rien dire.
Sifnos, Champagnac 2013
Écrit par wlam Lien permanent | Commentaires (0)
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