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~ on ne peut pas dépenser des centimes (inédit)

pour Pierre Drachline     


 

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ill. jlmi 2004

1.

 

Il voulait voir le maître.

Aussitôt reçu, il  demanda : qu’est-ce que Dieu ?

D’un doigt sur le bouton électrique, le maître plongea la pièce dans l’obscurité.

Le jeune homme reprit : il faut donc y renoncer ? 

Le maître d’un geste identique ralluma ; ses yeux souriaient  avec bonté.

 

2.

 

Maître, qu’est-ce que la mort ?

Quoi ? Dit le maître.

Et le jeune homme répéta : qu’est-ce que la mort ?

Quoi ?

Maître, qu’est-ce que la mort ?

Quoi ?

Et le jeune homme se leva tandis que le maître prenait sa canne pour sortir.

 

3.

 

Maître, qu’est-ce que la pensée ?

D’une main vive le maître attrapa une mouche qui passait par là.

Maître, dit le jeune homme déçu : mais ce n’est qu’une mouche !

Le maître ouvrit la main pour qu’elle s’envole à l’air libre où tout peut arriver.

 

4.

 

Une jeune et jolie femme se plaça devant le maître

Maître, qu’est-ce que l’amour ?

Le maître ouvrit la bouche, comme pour répondre, puis il poussa un cri terrible et se

tint silencieux en riant doucement.

La jeune femme, trouvant sans doute la réponse satisfaisante, sourit à son tour et

se leva sans un mot.

 

5.

 

Le jeune homme venait à peine d’entrer et de s’asseoir respectueusement.

Aussitôt, le maître le gifla avec force.

Pourquoi, demanda le jeune homme dont les joues rougissaient ?

Mais le maître ne répondit rien et , avec la même force, frotta une allumette, 

montra la petite lumière et alluma un cierge.

 

6.

 

Après un long moment de silence, le jeune homme, un peu gêné, demanda ;

qu’est-ce qu’un poème ?

Le maître réfléchit puis dit : reviens ce soir !

Il faisait une belle nuit claire et froide. Le maître était assis sur une terrasse de bois.

Il fit signe d’approcher. Dans un grand baquet d’eau on pouvait voir la lune.


7.

 

Inlassablement, le jeune homme revenait. Jamais découragé, il questionna :

Maître, qu’est-ce que la nature ?

Le maître qui se montrait toujours vêtu avec simplicité et élégance,

marqua un temps, sembla hésiter puis retira son dentier et le posa à côté

de ses lunettes

 

8.

 

Un jour qu’il était seul, le maître, regardant un vol d’oies sauvages

disparaître vers l’horizon,

enleva sa montre bracelet et la jeta dans l’herbe.

Il se sentit heureux et, sur le chemin du retour, se mit à chantonner.

Le soir même, quelqu’un, croyant bien faire, la lui rapporta.

Le maître remercia mais il se sentait très malheureux !

Dans son esprit, plus jamais ne passeraient d’oies sauvages.

 

9.

 

Maître ! Maître, venez voir…

Un homme dansait avec grâce dans la rue, sa sébile posée à terre.

Le maître montra qu’il appréciait ,

puis il demanda au jeune homme de trouver un verre d’eau.

Il en aspergea les pieds nus du danseur. Celui-ci s’arrêta étonné, mais

le maître lui dit : le vent agite tes feuilles, la pluie nourrit tes racines.

 

10.

 

Il arrivait au maître de s’endormir devant son visiteur.

Le jeune homme se tint coi pendant un long moment, puis n’osant réveiller le maître,

il imita le chat, miaula et se mit à gratter le bois de la table

Miaou ! Miaou ! Miaou !

Le maître sortant de son sommeil (ou faisant semblant, allez savoir !) fit aussitôt

Whoua ! Whoua ! Whoua !

 

11.

 

Il faisait mauvais. On entendait contre la vitre frapper l’averse violente.

Le maître semblait d’humeur maussade. Comme d’habitude le jeune homme prit 

place, mais avec précaution.

Le silence dura une éternité. Chacun regardait un point fixe dans le vide.

Soudain le maître s’exclama ; ça fera deux cents…

Tu allais me demander ce qu’est l’argent !

 

12.

 

La jeune femme arriva en retard. Lorsqu’elle pénétra dans la pièce,

d’abord elle chercha des yeux le maître,

mais elle découvrit sur le siège habituel, un grand miroir.

le maître avait calligraphié dessus ; aujourd’hui, c’est le jour du poème !


13.

 

Comme il y avait déjà longtemps que le jeune homme venait, il osa demander :

Maître, qu’est-ce que le temps 

Après un court moment, le maître puisa dans une petite coupe de cerises placée à

côté de lui, en choisit une, arracha la queue, mangea la chair avec application

et un plaisir évident, puis déposa le noyau dans la paume du jeune homme. 

Passé !  Présent ! Futur !

 

14.

 

Il fallait s’y attendre ! Un jour, le jeune homme demanda :

Maître, qu’est-ce que la vérité ? 

Le maître respira plusieurs fois profondément, puis se levant il prit son lourd

coupe papier, 

alla droit vers le miroir toujours là et ,de toutes ses forces, il balança l’objet

en plein dedans.

Effrayé, le jeune homme timidement demanda : 

maître, puis-je emporter un morceau ? « Va, le bruit suffit ! » Dit le maître.

 

15.

 

Cette fois, ensemble, ils descendaient un fleuve dans une barque légère.

Le maître laissait tremper sa main dans l’onde bavarde ; le jeune homme ramait. 

Attentif, il écoutait : Maître, j’entends bien mais que dit l’eau ?

A ces mots le maître se mit debout, se déboutonna et pissa dans le courant.


16.

 

Au pied d’un arbre, le maître jouait de la flûte. Il jouait mal 

mais on se sentait bien.

Quand ce fut fini, et que le silence qui suivit le fut aussi, 

le jeune homme, considérant avec émotion le vieillard chauve

et sans chapeau sous le soleil, 

s’émut et dit : maître, pour vous, qu’est-ce que l’émotion ?

Le maître qui avait chaud se passa la main sur le crâne : 

C’est ce qu’une perruque ne pourra jamais remplacer !

 

17.

 

Ils avaient parlé de tout et de rien.

Encore un peu excités, ils se calmaient lentement 

en regardant le crépuscule envahir la pièce. Enhardi par cette intimité,

le jeune homme se permit ; 

maître, que peut-on faire contre la mort ?

Le maître réfléchit  puis brutalement tira la langue, 

ensuite, il approcha la théière et versa mais le thé était froid.

 

18.

 

Debout sur la terrasse, le jeune homme semblait plongé dans

la contemplation d’un ciel pur 

plus étoilé qu’une plage de sable sous la pluie.

Se tournant vers le maître resté à l’intérieur, il demanda : maître, 

sommes-nous vraiment seuls dans l’univers ?

Le maître retira le plaid de ses épaules, sortit un mouchoir bien plié 

et bruyamment se moucha dedans.

Est-ce que ça te va comme réponse ? Et il fit disparaître

la petite boule de tissu.


19.

 

On entend de moins en moins la voix humaine, dit-elle ;

tout passe par des machines mais la voix humaine, c’est plus que ça !

Le maître sourit, se leva, s’approcha sans rien dire et lui pinça le bras.

Aîe ! Vous me faites mal !

Le maître, qui ne parlait pas souvent ni beaucoup, lui dit

avec une sorte de tendresse : Jamais une machine ne pourra faire

ce que tu viens de faire…

 

20.

 

Ils avaient bavardé

en se promenant autour du bassin des carpes.

Le jeune homme demanda ; maître, pourrais-tu m’en dire plus

sur la question de la poule et de l’œuf ?

Le maître s’arrêta, avec deux doigts, il retira de sa bouche un bout de chique.

Tiens, dit-il, en le jetant, trouve m’en un autre ; celui-ci n’a plus de goût !

 

21.

 

On traversait un petit bois jouxtant la cité. Le maître écoutait, ravi, cette rumeur

faite de mille fuites, rencontres et pourtant d’une paix comme immémoriale.

Le jeune homme paraissait mal à l’aise et finit par demander :

Maître, que faut-il penser de l’éternité ?

Le maître, écartant de la main quelques insectes et brindilles,

s’assit et dit : regarde ! On dit que ces grands arbres sont éternels

mais rien ne pousse à leur pied !

Puis il s’endormit couché sur le tapis moelleux des feuilles mortes.

 

22.

 

Le maître, après huit jours d’une retraite abstinente, se tenait dans sa cuisine.

Une question le tracassait ; savoir quand, exactement,

les pâtes seraient al dente.

Le jeune homme, à côté de lui, coupait des oignons qui le faisaient pleurer.

Il demanda : maître, est-ce qu’il y en a suffisamment ?

Oui, oui ! Je n’en ai pas besoin, j’avais juste envie que tu pleures un peu

à cause de moi.

 

23.

 

L’automne, saison du grand âge pour les noisettes,

et pour les hommes, de la perte des dents, tirait à sa fin.

Le jeune homme, vêtu ce jour-là avec recherche comme pour une fête,

demanda : qu’est-ce qu’être riche ?

Le maître se tourna vers le petit Ginkgo qui ornait la table basse,

prit entre ses doigts le Sage aux mille écus,

aux mille palmes délicates d’or fin,  et  le secoua d’un geste bref.

D’un coup, d’un seul,

le tronc fut nu et le cercle végétal de sa couronne dorée à terre…

 

24.

 

C’était clair ! Le maître ne voulait plus jouer au maître,

et le jeune homme ne voulait plus rester un jeune homme !

Peut-être le maître voulait-il redevenir un jeune homme,

et le jeune homme être un maître ?

Mais la jeune femme s’étant trompé de jour, il arriva qu’elle fit irruption.

Aussitôt le maître eut honte

et le jeune homme rougit. Seul le perroquet dans sa cage

répéta « Coco est content ! »

et la jeune femme, à travers le grillage, lui donna quelques graines.


25.

 

La voix du jeune homme se fit grave, comme s’il avait de la peine.

Baissant les yeux il demanda : maître, que ferez-vous après la mort ?

Le maître considéra, puis ferma le cahier ouvert devant lui.

Il allait répondre lorsque quelque part une porte claqua.

Le maître se tut, haussa le sourcil et montra qu’il ne savait pas si

c’était un courant d’air, quelqu’un qui entrait ou qui peut-être sortait …


26.

 

Maître, tout cela, ce ne sont pas des réponses !

Et le maître qui, par curiosité ou par inoccupation, comptait

combien de petits pois contient une boîte

de conserve, répliqua :

il n’y a pas de questions, seulement des faits !

Ma lèvre d’en haut ignore ce que dit ma lèvre d’en bas

et vice versa…Mais c’est bien ma bouche qui parle !


27.

 

Il faisait un temps de chien pour aller voir la mer !

Il ventait si fort qu’on pouvait à peine s’entendre parler.

Il n’y avait pas d’horizon, rien que des vagues dansant furieuses

par-dessus la digue-promenade.

Plié en deux, le jeune homme soulevant son cache-col hurla :

maître, croyez-vous qu’on puisse devenir artiste ?

Le maître s’arrêta pile, fixa le jeune homme dépeigné, et sans

un mot lâcha son parapluie ouvert qui disparut dans la tempête.


28.

 

Les aveugles ont des cannes d’aveugles.

C’est ainsi que parlait le maître, mais par-dessus tout il aimait

le petit bruit de la sonnette

sur le guidon de course du vélo de la parole !

Tout le monde sait que les vélos de course

n’ont généralement pas de sonnette ! Un jour que le jeune homme

entrait comme d’habitude, il trouva la pièce plongée dans le noir :

Maître, où êtes-vous ?

Et le voila obligé de sortir sa lampe torche.

Le maître attendit.  Le jeune homme finit par épuiser les piles.

Alors le maître : c’est comme ça qu’il faut faire ! Quand tu sais où

tu es, c’est que tu n’es plus nulle part  et il alluma la lampe.


29.

 

Le jeune homme trainait la patte.

Il se plaignait de son genou, de sa cuisse, de son dos : maître, j’ai mal

Aurais-tu quelque chose pour ça ?

Le maître laissait dire et continuait son chemin.

Maître, pourrait-on s’arrêter à une pharmacie ? Le maître s’assit

et considéra attentivement les épaules inégales du jeune homme :

va t’acheter des chaussures sans talonnettes, ou mieux des sandales ;

les grecs marchaient en sandales

et nous leur devons presque tout de la marche du monde !


30.

 

On était à la veille de Pâques.

Devant l’église, une petite fille vendait le triste buis.

Un instant le maître rêva de palmes, de joyeuse entrée !

On ne tue pas d’esclaves sur des palmiers ; c’est impossible !

le jeune homme acheta une branche bénie :

maître, irons-nous à l’intérieur ?

Le maître refusa ; les hommes sont trop bavards avec leurs dieux.

Il prit une branche fleurie d’un forsythia, l’offrit à une passante ;

celle-ci sourit joliment :

c’est divin, dit-il, allons boire un verre car j’ai vu l’intérieur !


31.

 

Le jeune homme ne pourrait plus venir ; on l’envoyait au bout du monde.

Maître, je vous ai apporté quelque chose.

Il tendit un superbe coupe-papier qui allait bien

avec le presse-papier jeté dans le miroir !

Le maître parut touché, se leva, partit vers la cuisine et revint

avec la râpe à fromage et la pince à spaghetti dont il s’était servi l’autre jour.

La première est pour ce que je t’ai appris

et la deuxième pour remuer et servir tant que c’est chaud.

 

32.

 

La jeune femme vint à son tour pour annoncer qu’elle partait

avec le jeune homme.

C’était un peu grâce à lui, dit-elle, parce qu’elle avait beaucoup ri

quand le jeune homme lui racontait…

Le maître, hilare, s’esclaffa : c’était donc vous la porte qui claquait !

Resté seul, la maître pensa : c’était donc pour vous

que la mer montait dans mon encrier et le souffle des mots

 dans ma gorge de girafe !

Et son crâne chauve, sous ses éclats de rires solitaires, se ridait

comme un étang calme où une troupe de canards vient de se poser.

 

33.

 

Restait le perroquet !

Le maître l’emmena sur son épaule visiter tous les bistrots de la ville,

toutes les gares, partout enfin où l’on fait du bruit avec sa bouche.

Le perroquet apprit vite.

Ce qu’il entendait n’étant pas très varié ! 

Le maître offrit à ses voisins radio, tv, cd, et même son portable

qui sait tout faire puis il écouta longuement son perroquet.

Un perroquet de même que le cerveau ne ment jamais, ne rit pas non plus !

Le maître eut une pensée pour le jeune homme et sa compagne

puis brutalement s’affaissa.

C’est tristement que le perroquet dit « Coco est content ».

 

34.

 

Le temps passa ; le jeune homme revint.

Devant le maître qui semblait fatigué, il se troubla mais ne put s’empêcher

Maître, j’ai besoin de savoir ; que penses-tu des mots ?

Le maître marqua un temps, saisit dans un bouquet près de lui 

un bouton de rose, le huma longuement, le mit en bouche

et le mâcha avec tous les signes d’un bonheur intense…

Puis il l’avala.

Satisfait de la réponse, le jeune homme s’apprêtait à partir quand le maître

soudain lâcha un formidable pet . C’est ça aussi, dit-il.

 

35

 

La jeune femme, elle aussi, revint.

Rougissante, elle avoua : maître, tu le sais, nous nous aimons lui et moi mais

nous n’arrivons pas à nous le dire.

Le maître se retira puis revint s’asseoir à sa place. Il tenait dans sa main droite

deux noix encore dans leur coquille. Il ferma son poing, serra fort ;

 on les entendit craquer l’une contre l’autre !

Les noix étant ouvertes, le maître, de la main gauche, celle du cœur,

fit le tri, offrit les meilleurs morceaux et dégusta le reste

 

36.

 

Maître, comment faisaient nos grands anciens pour marcher sur l’eau ?

Le maître prit son bol, vida ce qui restait dedans sur la table et passa la main

pour l’étendre;

il prit ensuite un brin de laine de son vêtement et le laissa tomber

sur le liquide où il flotta sans problème


37.

 

Depuis le temps ! Le jeune homme venait, entrait,

prenait place presque rituellement face au maître, et attendait.

Souvent le maître méditait, les yeux fermés, immobile,

sans aucune expression…

Mais quand une mouche se posa sur le nez du maître

sans provoquer un seul frémissement… Le jeune homme s’inquiéta.

Le maître se tenait droit dans son fauteuil et devant lui sur le bureau

on pouvait voir un billet : « je dors, ne m’éveillez plus »  !

Le maître était mort !

 

38.

 

Quand la police vint pour le constat, elle demanda quand, comment…

Le jeune homme

alla à la fenêtre, souffla sur la vitre fermée

qui se couvrit aussitôt de son haleine et devint opaque,

puis il ouvrit, et le voile de buée disparut, laissant le carreau transparent.

 

39.

 

Pour la dispersion des cendres, le jeune homme et la jeune femme

envoyèrent des fleurs. Ils étaient loin !

Pas un mot ne fut prononcé ; un oiseau chanta car on était au printemps.

Un promeneur dit ; sens-tu les parfums qui nous entourent ?

A l’entrée, une vieille dame demanda si on pouvait entrer avec son chien.

Regardant l’azur, on pensait à ces poissons d’appartement dans leur bocal.

 

40.

 

Le quarantième jour, les travaux de réaménagement de l’appartement furent

terminés. Jamais on ne vit le propriétaire, une agence s’occupa de tout : on put

poser l’écriteau « à louer ».



Écrit par wlam Lien permanent | Commentaires (0)

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